Miroir
« Au secours, au secours ! »
Alice leva la tête, tentant de localiser l’endroit d’où venait cet appel. Les voisins du dessus ? Non, ils étaient partis en vacances. La voisine de droite ? La voix lui avait semblé plutôt masculine.
« À l’aide ! »
À moins que cela ne fût son imagination, Alice avait eu vraiment l’impression que cela venait de sa propre maison.
« Il y a quelqu’un ? »
« … »
Ça y est. Je deviens folle ! Elle entreprit de rallumer l’aspirateur quand elle entendit à nouveau la petite voix.
« Je suis là ! »
Après avoir tourné la tête de droite à gauche, Alice dut se rendre à l’évidence. La voix venait … de l’aspirateur.
Elle demeura muette quelques instants. Hésitant entre téléphoner à son psy ou prendre une demi boîte de calmants et aller se coucher.
Défiant toute logique, plus intriguée qu’apeurée, Alice « toqua » sur le couvercle de l’aspirateur.
« Y’a quelqu’un là d’dans ? »
« Oui, je suis coincé dans le sac ! »
Alice, négligeant finalement le coté irréaliste de l’instant, décida d’ouvrir le couvercle de l’appareil, d’en extraire le sac et de le vider avec la conscience d’un chirurgien à la recherche d’un scalpel oublié dans le ventre d’un malade !
« Tiens, le bouton de mon manteau ! »
« Et là, la vis de mes lunettes ! »
Quand, au détour d’une boule de poussière, elle ne put réprimer un petit cri de douleur.
« Aie ! »
« Oh Pardon. »
Alice avait le doigt qui saignait.
« Quoi pardon ? Qui pardon ? »
« Je veux dire, heu, excusez-moi »
D’entre les boules de poussières et de moutons écrasés, elle entrevit la raison de sa blessure au doigt.
Doucement, elle approcha son autre main pour prendre délicatement l’objet qui lançait des petits éclats de lumière malgré le fatras de déchets, scories et autres résidus qui l’entouraient.
C’était un petit éclat de miroir.
« Ce n’est pas vraiment de ma faute. Excusez-moi. J’espère ne pas vous avoir fait trop mal. »
« Non, ça va » répondit machinalement Alice.
Elle ne se souvenait pas avoir cassé un miroir récemment. Hier, par contre, elle avait prêté son aspirateur à Vicky, sa voisine.
« D’où viens-tu ? » demanda Alice.
« J’habitais chez Vicky Freeman depuis plusieurs années et puis il y a eu cet accident, la semaine dernière. En me nettoyant, un faux mouvement et crac. Toute ma vie réduite à néant. »
« Attends, tu veux dire que tu es … vivant ? »
« A vrai dire, je ne sais pas qui de moi ou des gens que je reflète est le plus vivant ! Je les vois tellement s’apitoyer sur leurs rides, leurs furoncles et leur sort …
J’ai été le témoin de tant de choses. Son mariage, la naissance de ses enfants. Tous les matins, elle se coiffait, nue devant moi, … »
« Hé, attends. Mais, c’est du voyeurisme ça ! »
« Non ! Enfin, je ne crois pas. Tu vois, j’ai été conçu comme ça. Pour être le témoin passif d’une vie en mouvement, l’observateur inanimé d’aventures saccadées. Sans début et sans fin. J’ai, dans ma mémoire de silicone, tous les souvenirs d’images sur l’existence des gens qui ont croisé mon regard. Dans mes atomes d’étain, le reflet des ces anonymes ou familiers qui sont passés devant moi. Je connais tant de leurs secrets… »
« En attendant, tu m’as blessé le doigt ! Tu m’as fait mal, … et je suis en train de parler à une chose !!! Une chose qui ne sait que refléter un réalité inutile et incertaine »
« En es-tu vraiment sure, Alice ? Ne serait-ce pas plutôt Moi qui suis capable d’apporter sur toi-même un regard réel. C’est Moi qui te donne vie, Alice. C’est Moi. Ecoute-moi. Alice … »
…
« Rien à faire, c’est un coma profond. On lui parle mais elle ne répond pas. On lui a même piqué le doigt, mais elle est restée sans réaction. Que fait-on, Docteur ? »
« On continue, bien sûr qu’on continue ! »
« Bien Docteur Freeman. »
4 Janvier 2004 © Dan Bigeard Cercle Des Poètes Juifs
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