Mort lente


« Puisqu’on vous dit qu’on s’est trompé, n’insistez pas ! »
« D’accord, mais moi qu’est-ce que je fais en attendant, je pourris ? »
« Très drôle ! Cela ne vous a pas supprimé le sens de l’humour au moins. Une autre erreur ! »
« Bon, ça commence à bien faire maintenant. Appelez-moi le boss. »
Le silence se fit. Tout le monde se regardait sans oser prononcer un mot. Par ces simples regards, Jacques comprit qu’il avait mis le doigt là où ça faisait mal !
« Le … le boss ? »
« Oui ! Le patron, le chef, le grand manitou, quoi. »
Aussitôt, un des Anges sortit de la foule, le Petit Livre Blanc à la main, et récita à l’attention de son chef : « Selon l’article c8-99-xc18 alinéa 12 bis révisé c101 paragraphe 9s, il est stipulé que s’il est établi qu’une erreur provient des Services Administratifs Célestes et que si l’Intéressé en fait clairement la demande, il est … »
« Oui, je connais cet article » : interrompit le Chef.
« Alors, on y va ? » : insista Jacques.
« Bon, suivez-moi » : ordonna le Chef.
Après des détours interminables et des couloirs sans fin, le Chef frappa à une porte, située tout au bout d’un corridor. Sans attendre l’invitation, ils s’introduisirent dans la pièce.
Bien sûr, Il était déjà là. Bien sûr, Il était déjà au courant. Bien sûr, Il les attendait.
« C’est le cas Jacques Gervais ? »
« Oui, Monsieur »
« Mon cher Jacques, on a fait une bourde, je le reconnais. L’erreur peut être divine ! Vous ne deviez pas mourir aujourd’hui. Mais vous comprenez, avec toutes ces personnes que vous défendez, c’est tellement conflictuel … On ne sait même plus qui est le plus coupable !»
« Mais, il faut bien que quelqu’un les défende. »
« Oui, sauf que c’est tout le temps vous qui vous en chargez »
« Tout homme a droit à un procès »
« Soyez gentil, ne me sortez pas ce couplet. C’est moi qui l’ai écrit ! Je vous parle simplement de conscience. Vous proposez vos services au plus offrant, comme d’autres leurs faveurs. Comme une prostituée de la Vérité. Les mêmes arguments qui vous servent à conclure noir ou blanc suivant le client. Ne me parlez pas de Sincérité ! Seul, le fait de vous donner en spectacle vous intéresse. Parfois, il m’arrive de penser que les criminels que vous défendez ont, au moins pour certains, le mérite de ne pas avoir prémédité leurs actes. C’est bien la seule différence entre vous !... Repartez, Jacques, repartez donc d’où vous venez. Vous ne nous servez à rien ici. »
« Vous voulez dire que même ici, il y a à faire ? »
« Oui, mais pas pour vous ! »


Avant même que Jacques ne puisse rétorquer, il se retrouvât dans la salle d’audience.
« Maître ? Vous vous sentez bien ? Voulez-vous que l’on interrompe la séance ? »
Jacques était tout pâle. Il avait cette impression indéfinissable que l’on a quand on est réveillé si brutalement que pendant quelques instants, les rêves interrompus se mêlent à la réalité. Que l’on ne sait pas si l’on dort encore. Si tout ça est vraiment possible… Et si tout cela était vraiment arrivé. Il était incapable de dire s’il plaidait depuis 5 minutes ou 5 heures. Il saisit son poignet. Son pouls battait à plus de 140. Peut-être venait-il de subir une attaque. C’est ça ! Il venait d’échapper à une attaque ! Mais pourquoi en avait-il réchappé ? Nom de D… Oups ! Même en pensée, il n’osait plus blasphémer. Il était en train de revenir tout doucement à la réalité quand une solide main le happa violement par le cou. Le temps de réagir et il avait déjà un pistolet sur la tempe. Dans la salle, des hurlements. Les gens se bousculaient pour atteindre la sortie. Seuls le procureur, le juge et quelques policiers étaient restés sur place. Pétrifiés.
Maddas Neissuh tenait en joue son propre défenseur !
« Mais qu’est-ce que vous faites ? » Hurla l’avocat.
« Vous savez bien que ce procès est inutile et perdu d’avance »
« Mais non, vous êtes innocent, et je le prouverai. »
Tout à coup, un des policiers en faction saisi son arme puis le pointât vers le dictateur déchu.
« Lâchez ça ! Lâchez ça immédiatement ou je le tue » : vociféra Maddas.
Patrick était un gars plutôt sympa aux dires de ses collègues, mais il avait la fâcheuse habitude d’écouter les ordres. Et les ordres étaient : Pas de négociation ! Est-ce de sa propre conviction, ou à cause de son manque de sang-froid, personne ne put le dire. Mais la déflagration fut terrible. Le juge en avait uriné sur lui de peur. Quand il rouvrit les yeux, il vit les deux cadavres étendus, inertes. L’un était celui de l’accusé, abattu par le policier. L’autre était celui de l’avocat, tué dans un réflexe morbide par l’ex-dictateur, quand la balle pénétra dans sa boite crânienne.


« Encore vous ? Ça va devenir une habitude ! »
« Non » : répondit Jacques. « Ce coup-ci, c’est la bonne. Enfin si je peux dire !
« Le problème, c’est qu’on vous a rayé des listes. On ne peut s’amuser à vous virer et à vous rajouter toutes les 2 minutes ! Vous croyez qu’on a que ça à faire ? »
« Heu, excusez-moi, Chef, mais selon l’article … »
« La ferme ! Je l’emmène chez le Patron. »
Quelques instants plus tard.
« J’entends bien, mais il n’y a pas de place pour vous. Enfin, je veux dire pas maintenant. Je L’ai consultée et rien à faire. »
« Vous L’avez consultée ? Consultée qui ? »
« Et bien, Elle. On ne prononce jamais son nom. La nommer, c’est déjà l’invoquer, et l’invoquer, c’est déjà la souhaiter. C’est surtout une question de politesse : on ne dérange pas les gens pour rien ! Entre nous, on l’appelle Saint-Lazare. »
« Comme le ressuscité ? »
« Non, comme la gare ! Comme une gare de triage ! On peut vivre sur son petit nuage, et en même temps aimer les plaisanteries terre-à-terre ! Ha ha ha ! »
« Super ! Pendant que vous me déblatérez vos blagues Carambar, je fais quoi, moi ? Je mets un nez de clown et une plume dans le … ? »
« Chut ! Pas de gros mots, s’il vous plait ! » Intervint le Chef.
« Bon, on vous renvoie. »
« Mais, non ! En fait, moi, je veux rester. Je suis sûr que je peux faire quelque chose ici. Vous ne vous en rendez pas compte. C’est un vrai challenge pour moi. Je … »


« Ça va, il est seulement blessé. C’est juste une égratignure. La balle l’a à peine effleuré. Il est juste tombé dans les pommes. Allez, on l’emmène. »
Jacques revenait peu à peu à lui, pendant que les sirènes hurlantes l’emportaient à 100 à l’heure vers l’hôpital le plus proche.
Quelques minutes plus tard, il était dans la salle de soins.
« Vous avez eu du bol, Monsieur. A quelques millimètres prêts … boom ! »
Jacques fermât les yeux. Etait-ce vraiment de la chance ? D’un coup, sa vie ici-bas lui semblât plutôt morne et inutile. Lui qui, toute sa vie durant, n’avait vécu que de sa verve. Et là, on ne lui avait même pas laissé le temps d’en placer une. S’il avait pu, il aurait argumenté pendant des jours, sur son utilité au sein du Ciel. De la nécessité de ses compétences au service du Jugement Divin. Saint-Pierre évincé par Saint-Jacques ! Il en eut des frissons.
C’était décidé ! Il en finirait de cette vie afin de pouvoir rejoindre le grand Cercle Des Avocats Divins. Ouahh ! Ça, c’était bien un nouveau challenge. Non mais ! La Mort ne voulait pas de lui ? C’est ce qu’on allait voir. Il se sentait Maître de son destin. Ici sur Terre, mais aussi là-bas, dans l’au-delà.
Il demanda un verre d’eau afin de rester seul dans la chambre. A peine l’infirmière sortie, il monta sur une chaise, prit sa cravate, la noua autour de son cou, fixa l’autre extrémité au luminaire, puis poussa la chaise d’un coup de pied.
Le sang commençait déjà à stagner autour de l’anneau de mort. Son cerveau, essoufflé, petit à petit faisait disjoncter un à un ses centres de douleur. Les pieds, les jambes, le ventre, … Il se sentait partir. Puis un voile noir recouvrit ses yeux…

Monsieur ! Monsieur ! Vous m’entendez ? Bougez la main si vous entendez ma voix.
Jacques put, sans vraiment en avoir conscience, bouger ses doigts.
« Ouf ! On l’a sauvé ! C’était moins une ! »
« Tu parles ! Pour le faire respirer, on a été obligé de lui faire un trou grand comme ça dans la gorge. Total, il va vivre, mais il va rester muet. Pour un avocat, c’est pas terrible ! » …

Dans le jardin de l’hôpital, il y avait un pigeon.
Un tout petit pigeon dans un minuscule coin de verdure.
Il était inutile. Insignifiant. Tout frêle.
Il faisait la cour à sa belle.
Invisible aux regards des hommes.
Et pourtant, on l’entendait roucouler…





28 Mars 2004
© Dan Bigeard
Cercle Des Poètes Juifs

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Liste des commentaires (6)


Dan, Quelle verve, le ciel peut attendre, j'ai beaucoup aimé, humour pas si noir, un peu quand même. Bravo
Philippe Rouas , le 2 Mars 2007

mais comment faite vous pour creer de si beaux textes, je n'en reviens pas
Emeline TRASSOUDAINE , le 29 Mai 2004

Un texte très fort, un humour très noir, que demande le peuple ?
Bernard LANZA , le 22 Mai 2004

Ce devenir de l'avocat me laisse sans voix !
Bernard VOLDOIRE , le 22 Mai 2004

Quel pire chatiment pour un "bavard" que de devenir muet ? J'ai beaucoup aimé cet humour grinçant. Amitiés
Astrid , le 22 Mai 2004

Super nouvelle qui me fait penser au film "Le Ciel peut attendre". Mais d'un humour noir diabolique! Amitiés
Maxime MOUKARZEL , le 5 Mai 2004