Le voyage


Faire une valise, quelle panique! Choisir les vêtements, les trier, les tâter en fonction du temps. Quel ennui! Quelle perte de temps et d'énergie. Valise ouverte, tiroirs ouverts, armoires ouvertes. Vertige ! Par où commencer, Pourquoi ? Pour les enfermer à nouveau dans une valise ou une armoire qui contiendra à elle seule la somme d'efforts à faire! Inutilité de ce déplacement, ludique, il devient obligation, un jeu obligé ou obligatoire c'est-à-dire un divertissement.
L'espace deviendra restreint, les lieux de voyage sont clos, chambres d'hôtel, gîtes, cabines de bateau. Pourquoi s'en aller ?
Je n'arrive pas à terminer une valise de départ dans la sérénité : je dois partir de chez moi, quitter mes proches et ma vie, et ranger toutes ces affaires qui s'entassent sur le lit.
C'est toujours au dernier moment que je fais mes valises.
Peut-être en secret ai-je l'espoir d'une annulation ou d'un contretemps ?
Oui, vous avez deviné, je n'aime pas les voyages ou le voyage, singulier ou pluriel, qu'importe, le concept est de loin le plus important.
Ma vie est vagabonde, errante et erratique. En fait dans le voyage, c'est toujours moi que je « trimballe ». On emmène sa vie, ses doutes, ses interrogations, sa solitude et on revient. Les lieux changent mais on ne se débarrasse pas de soi si facilement.
Jeune, je voyageais déjà pour vérifier l'adage: « les voyages forment la jeunesse ». Sac à dos, sac de couchage, tentes, duvets, j'ai connu toutes les difficultés et les exaltations que ce genre d'aventure procure. Nuits étoilées, soleil de plomb, journées émaillées d'imprévus, de contretemps, de joies, de surprises, de fatigue, d'épuisement. Visages burinés par le soleil, peau mordorée que les insectes appréciaient tant, magnificence du désert qui ne peut se partager avec autrui car il se tisse entre lui et vous des liens si forts que la parole ne peut que les briser. Solitude, silence, moiteur, force ineffable de ces moments essentiels que j'ai compris dans ce désert d'Orient.
Est-ce ma jeunesse perdue que je chante ou que j'invoque ici ?
Bien évidemment il s'agit de la nostalgie de mes vingt ans.
Mais je ne veux pas me laisser emporter par cette ivresse du désert qui habite toujours mes pensées, qui est forte, claire. Je veux revenir doucement à mon propos du voyage, à sa fatigue et à son oppression.
Dès que le mois de mai pointait son nez, dès que les jours fériés apparaissaient, dès que les premiers rayons de soleil dardaient et annonçaient un été rayonnant, le projet, les projets étaient dans l'air et je devais me préparer aux sempiternelles questions sociales: où pars-tu, où partez-vous ?
Désireuse de m'adapter au système, et de respecter les codes et les règles, je suis partie un peu partout, avec difficulté et découragement.
Ce que je veux par-dessus tout, c'est rentrer. Chez moi. Je ne sais pas m'arranger d'un pont que dis-je, d'un aqueduc, d'un jour férié, d'une fin de semaine. Je renâcle à lâcher prise, à lâcher le collier. Partir est douloureux. Partir m'insupporte et provoque en moi une insoutenable angoisse et une agression. Sa limite dans le temps apaise l'immense effort que me procure le départ.
Le temps du voyage est long, interminable. Les visites des musées, des cathédrales, des abbayes, des grottes, attirent inlassablement une foule de gens au regard vaguement intéressé
C'est peut-être ce que l'on appelle se documenter: voyage jachère mentale.
Je ne peux faire semblant de m'y résoudre. Le voyage est un leurre, une prison. Il fait reculer le vide et oublier le poids du temps. J'aime l'idée du voyage mais je ne peux pas la vivre.
Le temps qui s'écoule est le même. Son cadrage obéit aux mêmes règles. Le temps du travail est un temps à remplir, celui du voyage également. Je n'arrive jamais à casser les filets qui m'attachent à ma vie quotidienne et le temps du voyage m'apparaît d'autant plus insupportable que je n'ai plus de repères, que je cherche désespérément un moyen de communication, une radio, un téléphone pour me relier aux autres irrémédiablement.
Aux miens. J'aime tant rentrer au bercail.
Et maintenant, loin du conformisme ambiant, loin de toutes les couvertures de magazines qui proposent le monde entier à nos pieds, loin de cette implication, loin de cet environnement d'une société qui s'achemine de plus en plus vers une société, pis encore, d'une civilisation des loisirs, je peux affronter le regard d'autrui vaguement méprisant, interloqué, en lui affirmant avec toute la distanciation due à ma réflexion: les voyages m'indiffèrent.
Que m'importent les musées, les visites d'abbaye, les parcours touristiques, les allées et venues dans des expositions où tableaux et œuvres de grands maîtres se donnent à voir, au public, à des passants dépassés alors qu'il faudrait une vie entière ou du moins des années, ne serait-ce que pour comprendre une seule œuvre et amoureusement un seul être humain.
Je n'aime pas découvrir superficiellement des contrées que ma mémoire faillible, traîtresse, ne mémorisera plus. On consomme du voyage pour se créer des souvenirs. La culture d'un être ne se mesure pas à mes yeux au nombre incalculable de pellicules photo, de cassettes vidéo ou de kilomètres au cours d'une vie. Quelle vanité dans cette accumulation indécente de vues, de prises de vues, de coups d'œil, de panoramiques, alors qu'il faudrait simplement voir, ou plus précisément contempler. Le voyage authentique est bien dans la contemplation.
J'ai voyagé pour les autres, je veux rester pour moi.
Au voyage, je préfère l'escapade voire l'échappée belle, inscrite dans une petite durée, quelques jours, trois ou quatre, en aucun cas plus, amoureuse ou professionnelle et surtout récurrente. A but précis.
Est-on d'autant plus pauvre intérieurement quand on décide de rester face à soi dans l'intimité de la conscience et dans la proximité d'avec autrui ?
Est-on plus riche ou plus profond si l'on souhaite accumuler désespérément l'hystérie des déplacements répétés ?
Oui, le voyage est hystérique, sortie de chez soi, accouchement, peut-être la seule façon de couper le lien à la mère en voyageant au-delà des mers.
Je ne souhaite qu'une chose: être moi-même en entassant dans ma mémoire des instantanés de rire, des bonheurs partagés, des moments épars d'intensité, des coups de cœur, des colères, des indignations.
Je voudrais simplement poser mes bagages, cesser de penser à l'idée du voyage comme obligation sociale. Prendre une distance dans l'espace et dans le temps. Ma vie vagabonde me suffit.



9 Mars 2007
© Charlotte le Couturier

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