L'aveu
« L'amour prend fin sitôt que nous éprouvons les limites de son objet. »
Nietzsche- Le gai Savoir
Vous souvenez-vous de notre première querelle, des premières déchirures, des premières blessures qui nous renvoient aux horizons glacés de notre amour brisé par tant de ressentiments, et de malentendus hâtifs et balayés ?
De notre premier baiser sous une tonnelle ombragée, en plein Paris, entre chien et loup ?
De nos premiers troubles, de nos premiers émois, de nos timidités enfantines ? Vous souvenez-vous de tout ce qui se nomme amour toujours ? Oui peut-être, non sûrement.
Vous souvenez-vous de notre premier rendez-vous ? Vous étiez en avance. Vous étiez beau, grand, calme, tellement calme que j'aurais aimé faire éclater le feu de votre âme discrète, vous enivrer peut-être, vous deviner sans doute. Et moi, moi aussi je vous attendais en me cachant. Je jouais déjà, ne voulant point vous donner l'impression d'une hâte. Une attente récompensée.
Vous m'avez tendu une rose sans dire un mot. Qu'allais-je en faire ? Prononçant un merci timide, quasi inaudible, nous sommes restés là, mal habiles, gauches. La promesse d'amour n'est-elle pas d'une infinie maladresse ?
Gauches, nous l'étions tous deux évitant à tout moment de faire un faux pas, une fausse note. Egarés, perdus, exposés. Vous souvenez vous ? Quoi se dire quand on a tout à se dire ?
Impossible d'émettre un son. L'essentiel est-il donc silencieux ?
Un banal café de quartier a protégé nos premiers émois comme s'il fallait nous terrer et nous taire, comme si l'amour renvoyait à la vulnérabilité originelle de la nudité. Et, ces amours débutantes, que j'espérais sûres et de longue durée, ont été certes longues mais ô combien difficiles, pesantes. A des questions banales, il fallait répondre avec originalité, surprise et nouveauté pour ne pas vous décevoir, vous qui m'apparaissiez déjà comme l'élu, le promis.
Troubles, merveilles, excellence des débuts, perfection, le mentir vrai cher à Aragon. Pourquoi faut-il toujours transposer le réel pour accéder à une autre réalité que l'on perçoit comme meilleure ?
Les jours qui suivirent furent tout aussi pesants mais prometteurs.
Je jouais la partition avec art et talent. Je ne pouvais ôter mon masque: impossibilité de révéler ma vérité. J'avançais masquée.
Vous souvenez-vous du soir où je fus prise d'une audace subite, qui a semblé vous étonner, celle de vous parler de moi: le café s'y prêtait, l'atmosphère était gaie, le chocolat viennois, délicieux. Alors j'ai raconté.
Oui, j'aime le crépitement de la pluie sur les vitres. J'aime contempler des heures durant, la mer, entendre son ressac, être balayée avec force et vigueur par ses embruns. J'aime le soleil qui se couche en annonçant une aube nouvelle, un autre jour.
Enfin.
J'aime l'errance, l'exil. J'aime partir, j'aime rester. J'aime la plénitude d'un silence. J'aime cette quête de l'absolu au cœur même de la médiocrité.
J'aime la grisaille, les jours courts de l'hiver, les ombres qui se faufilent rapidement dans la nuit. J'aime par-dessus tout les êtres, la vie comme toile de fond sur laquelle se joue et se noue la tragédie des destinées humaines. J'aime aimer, j'aime me dépasser. J'aime avoir conscience du monde: exigence qui m'accompagne et qui est ma compagne.
J'aime la poésie, la musicalité des vers, j'aime l'Orient et sa sensualité. J'aime les saveurs et senteurs fortes d'un univers lointain. Et j'aime aussi la proximité des choses, des êtres. J'ai besoin des autres. Bien souvent, ils m'ont comprise sans me juger, ils ont pris dans mon cœur le fardeau de mes prisons, le poids de mes doutes, l'enracinement de mes défaillances.
Parfois, ils ont déchiré le tissu de confiance qui me reliait à eux, m'ont mal jugée, n'ont pas su me regarder, m'ont blessée et ont eu tout faux sur moi et mon passé.
Vous vous êtes tu, espérant peut-être que tout cela vous aidât à surmonter votre retenue de circonstance mais rien n'y fit. Vous n'avez pas réagi. Qu'avez-vous fait de tous ces aveux ? Un sourire et une main douce caressant mon visage ont été vos seules réponses. Ils me suffisaient alors. Et, l'amour a explosé et je mesure aujourd'hui ce que fut ce moment. Je l'ai laissé passer.
En le laissant passer de façon agréable, sans exiger ou réclamer de commentaires, je devais un jour ou l'autre le payer. C'est le tribut finalement accordé à la symbolique de l'amour, au rite des premiers moments et à cette cristallisation qui s'ensuit lorsque le manque de l'autre nous renvoie à notre état de solitude originelle. La magie du geste abolit la réalité, les réalités.
J'ai donc eu à ce moment précis une retenue ridicule, un silence apeuré, craintif. Oui, j'avais peur, peur de vous questionner donc peur de vous perdre. Il eût été si facile et plus simple de vous renvoyer la balle, de vous demander de vous exprimer ou même de vous décrire à votre tour. De vous poser la plus banale question, celle qui s'imposait alors: Que pensez-vous de tout ce que je vous ai dit ou plus encore de tout ce que je vous ai avoué, confié ?
Mais au contraire je me suis tue, j'ai eu ce désaveu de moi en somme j'ai occulté ma présence qui devenait par trop envahissante.
Vous vous êtes muré dans un silence courtois, léger, naturel, alliant le sourire, la tendresse et la gestuelle avec beaucoup de naturel et presque du talent.
J'ai été légère, insouciante, en un mot, inconsciente: l'immense bonheur d'être deux, d'être à deux me suffisait largement. Je savourais ce bonheur flambant neuf sans me poser de questions inutiles ou embarrassantes. En me taisant cette fois là et toutes les autres -car les occasions de m'exprimer, de répondre, de m'affirmer, se sont présentées maintes et maintes fois, en me taisant donc, j'ai tué la moindre chance de créer une relation fondée sur la complétude et le respect. Ce respect, tant nécessaire, tant prononcé et si peu établi.
Et c'est ainsi que de non-dits en malentendus, de banalités en lâchetés, nous avons construit notre amour. Nous nous sommes rapprochés et éloignés à la fois l'un de l'autre ni amis, ni étrangers, simplement amants.
Votre négligence et mon indulgence ont fait de nous ce que nous sommes devenus par la suite: une association, un attelage bancal, une union difficile comme tant d'autres. Quelle banalité.
Nous avons érigé une maison sans fondations: les fondations exigent la parole, le verbe, la communication, la communion.
Les fondations cimentent le lien. Il aurait fallu simplement un principe entre nous, une valeur suprême, des points communs, une expression douce et tolérante, un espace vital suffisamment grand pour accueillir avec bienveillance, nos deux personnes, nos deux personnalités.
C'eût été possible, facile, faisable, à notre portée si seulement nous nous étions aimés vraiment, si nous ne nous étions pas contentés de nous-mêmes, mais nous n'avons pas su le faire, ni le réaliser.
Et voici que la maison s'écroule et nous feignons l'étonnement.
Comment a-elle pu s'écrouler alors même que nous avons tout fait pour un tel résultat. Contemplons désormais l'œuvre du temps: érosion, lassitude, indifférence et indifférenciation.
Que de fois ne me suis-je cachée. Je voulais être absente lorsque vous rentreriez, pour vous surprendre, vous inquiéter, vous amener à me chercher, cette prise de conscience proustienne: peut-être l'ai-je perdue! Constat ô combien romantique qui signifiait j'ai tant besoin de toi. Et, sentant que vous risquiez de perdre définitivement la partie, vous m'avez cherché, affolé, perdu.
De quoi tout cela était-il l'indice, de l'amour, de la possession, du besoin de l'autre ou du sentiment d'abandon ?
Un souvenir précis me revient tout à coup pour illustrer ce sentiment de fuite désespérée, souvenir qui vient briser la couche glacée du vernis au sein de laquelle mon inconscient a voulu l'y placer. Quel est ce souvenir ?
Quelle est cette image ? Une ruelle sombre dans votre village d'enfance, un repaire de tous les chiens et chats du quartier, des habitations sans charme, des façades sinistres et au bout de cette ruelle peu avenante, le fleuve que vous aimiez tant, pour l'immensité, pour l'ivresse de liberté et de solitude, que pour le désir, fluctuant et fugace qu'il vous procurait.
C'est dans cette ruelle sombre que je me suis réfugiée.
Pourquoi ? Parce qu'une fois encore nous nous étions disputés, des éclats de voix, des volcans qui s'embrasent, des reproches structurels et tout éclate avec une telle lucidité qu'à ce moment-là, il aurait peut-être mieux fallu déposer les armes et éviter ce combat inutile. Partir. Fuir. Loin très loin.
Cris, larmes, raclements de gorge, On criait mais on ne résolvait jamais rien. On posait le problème, il s'objectivait voilà tout. La mésentente était annoncée. Nous le posions face à nous mais nous restions campés sur nos positions. Pourquoi vouloir à tout prix changer l'autre alors qu'il ne peut que persévérer dans son être.
Dans l'obscurité vous avez reconnu ma silhouette et là, vous m'avez serré très fort dans vos bras. J'ai senti une force affluer en moi, force émanant de vous et vous avez prononcé ces paroles que j'ai eu envie de croire: Ne vous en faites pas, ne vous en faîtes surtout pas, chassez vos peurs, vos doutes, vos inquiétudes, je suis là et je serai toujours là.
Se remet-on facilement de telles paroles ? Imprudents, légers, inconséquents que nous sommes tous à croire des propos situés dans le temps et n'ayant aucune valeur dans un autre temps.
On conjugue allègrement les verbes au futur. C'est amusant de constater à quel point nous aimons nous confronter à l'intemporalité, à l'intemporalité des paroles. La promesse est bien le levain de l'amour. Promettez, promettez disait Ovide multipliez les promesses. De toute façon l'autre aura cédé bien avant de comprendre que ce ne sont que des promesses. Et, la promesse se substitue à l'engagement. On promet pour que l'autre soit dans l'attente de la réalisation, d'une réalisation qui ne vient pas. Et pourquoi arrêter d'attendre, alors qu'on a quêté l'engagement tout ce temps. Mais, la promesse flatte, endort, fait fi des élans du cœur et de la conscience.
On utilise les mots à tort et à travers, on échafaude des projets inscrits dans une durée. Avec déraison. En toute bonne foi. Qui sommes-nous donc ?
Je n'ai pas de réponse.
Je me suis échappée un éclair, une fraction de seconde. Mais, avec le temps, je me dis que vous n'auriez même pas dû me laisser partir. Vous n'auriez pas pu me laisser partir. Autrement dit c'est par amour et par devoir qu'il eût fallu me retenir, oui me retenir.
Une autre image, plus faible en violence plus essentielle en intensité, me renvoie à notre histoire.
Vous souvenez-vous de cette fin d'après-midi au vernissage d'un peintre que j'affectionnais tant ? Peintre de paix, d'harmonie des couleurs ? Tous ses tableaux étaient le témoignage d'une aspiration à la paix. Ils exprimaient l'absence de guerre, de conflits, la volonté de sublimer cette part de violence et de cruauté qui peut exister en l'homme et qui définit paradoxalement son humanité. J'aimais ce peintre. Vous aussi.
Sans en parler, nous l'aimions. Il dégageait une douceur dont nous avions besoin et que nous partagions à ce moment précis.
J'étais loin de me douter ou même d'imaginer que ma vie avec vous ne serait que tumultes et conflits. Et, en cette fin d'après-midi vous avez tenté de mettre des mots sur les toiles, d'interpréter le regard de ce peintre. C'était poignant, inoubliable. Vous m'avez offert une toile et vous m'avez dit avec la plus grande évidence et le plus grand naturel : « gardez-les bien, elles seront pour nous, pour chez nous ».
Je fus tellement surprise. Vous l'avez sans doute lu sur mon visage. Qu'importe, vous l'avez dit le nous était posé, le couple existait et se construisait par l'emploi même de ce pronom.
Nous, nous, nous deux en sommes, nous n'étions plus deux individualités réunies mais un couple, une réalité sociale et unie. Le projet était donc là. Posé devant moi, défini, il n'admettait aucune réplique et le fait de me taire à ce moment-là voulait dire oui. Nous étions dans le réel, passé du dire au faire. L'avenir et le présent étaient mêlés, tout s'accélérait dans ma tête alors que c'est précisément à ce moment-là que j'aurais dû manifester la prudence et non l'abandon.
Ce que je n'avais pas compris, c'est qu'en bousculant les choses, en sautant par-dessus bord, en brûlant toutes les étapes d'un vrai dialogue, nous étions déjà arrivés à bord, le quai nous attendait.
Nous avions employé des mots, nous avions beaucoup parlé mais ces mots-là n'étaient pas les bons, ils étaient légers, inoffensifs, tamisés, ils avaient laissé sur le chemin les vraies questions, les interrogations essentielles. Par, une certaine esthétisation des mots, des verbes, des paroles, tout semblait y être. En fait, rien n'y était.
J'ai aimé cette exposition. En vain.
Vous êtes loin à présent, parti pour un autre rivage, un autre
visage. Le rideau est tombé. Nous avons tiré notre révérence.
Vous souvenez-vous ? La mémoire est subjective.
Qu'avez-vous retenu de ma présence ? Qu'avez-vous su garder de notre histoire, de notre éloignement sans espoir de retrouvailles ?
Qui étiez-vous ? Qui êtes-vous ? Qu'étais-je à vos yeux ? Nous ne le savions pas et ne le saurons sans doute jamais. Les événements se sont enchevêtrés. Tout devenait opaque, incompréhensible. L'étrangeté s'installait peu à peu tout dans notre vie était sujet à querelle. Toujours de l'anodin, jamais des choses graves. Vous deveniez un étranger. Vous étiez autre et je commençais à vous voir tel que vous étiez vraiment. Et, c'est alors peut-être que j'ai commencé à ne plus vous aimer. Un inconnu. Vous ai-je jamais connu ? Nous avons construit sur la méconnaissance, le désir, l'alchimie, nous avons détruit sur la connaissance, la négligence. Qui êtes-vous ? Qui étais-je pour vous ? Il fallait partir. Tout ça pour ça.
Vous souvenez-vous ?
Nous nous sommes égarés en chemin. Nous nous sommes trompés de route.
Immanquablement avec votre histoire, vos yeux embués, vos attentes et vos atteintes, vos codes, votre vision rangée de la vie, je n'ai pas su vous révéler. L'amour n'est pas un conte, ni un calcul. Comptable de l'amour en somme, vous ne m'avez pas trouvée.
9 Mars 2007 © Charlotte le Couturier
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