L’indélébile tache


Reportons-nous, 65 ans en arrière. 1942, l’Europe est occupée par le spectre nazi. Nous sommes au cœur des années noires. Juifs, communistes et résistants sont pourchassés, torturés et exterminés. Partout, panneaux humiliants et lieux interdits aux minorités se multiplient. Hitler dirige ces manœuvres obscures et tyranniques en infiltrant toutes les couches sociales. Les autorités civiles, religieuses et parfois même militaires préfèrent ignorer allègrement ce problème. Mais, malgré tout, de belles histoires arrivent à faire oublier ce climat délétère.
Dans un petit village au fin fond de la Normandie, Anna L… ne trouve pas le sommeil cette nuit-là. Sébastien C…, le pharmacien du quartier, semble toujours aussi peu réceptif à ses avances. Pourtant, Anna use de ses charmes autant qu’elle le peut. Et si avec ses grands yeux bleus, sa barbe naissante et son mètre quatre-vingt-cinq, Sébastien est de ces collabos n’attendant que les ordres de ces hordes de barbares ayant infecté l’Allemagne ? Dans ce cas, l’insigne jaune agrafé au manteau d’Anna ne serait pas étranger à l’indifférence du pharmacien.
A l’autre bout du village, la maison endormie, Henri R… termine les dernières reliures de recueils commandés au dernier moment par la jeune institutrice en charge de l’unique école de cette charmante localité de l’Eure. Henri est soucieux pour la sécurité de sa famille, soumise elle aussi au port de l’étoile jaune obligatoire pour identifier les juifs dans cette région située en zone occupée.
Pendant ce temps, la vie de la capitale parisienne bat au rythme des bals populaires. Le soir, terrasses de cafés, cinémas et cabarets font le plein. Les soldats allemands en garnison côtoient les miliciens prêts à vendre leur âme au diable.
Le jour, la Gestapo commandite ses rafles depuis son quartier général de la rue Lauriston. Les rassemblements de ses victimes s’effectuent entre autres dans le 11 ème arrondissement de Paris, au gymnase Japy. A Drancy, en Seine-St-Denis, beaucoup sont parqués dans des baraquements vétustes en attendant d’être convoyés par trains dans des camps d’extermination dont certains continuent à nier l’existence.
Parmi ces miliciens proches de ces despotes, Raoul S… fait figure d’ancien. La quarantaine bien sonnée, l’œil vif, le cheveu hirsute, cet homme paraît sortir tout droit d’un film noir. L’écume aux lèvres, il n’hésite pas à vociférer à tort et à travers sur cette pauvre masse hagarde prête à être soumise aux affres de la bête humaine.
Pendant que Paris « brûle de mille feux », notre village normand se réveille à peine.
L’atmosphère, ce matin-là devient très vite pesante.
Anna émerge doucement de sa torpeur nocturne.
Sébastien, quant à lui, se prépare à accueillir ses clients tout comme Henri dans son imprimerie. Vêtus d’une blouse, blanche pour le premier et grise pour le second, ils s’activent à leur besogne avec entrain.
Rien ne peut augurer de la suite des événements.
Claire, l’institutrice, femme respectée de tous mais très réservée, procède à l’accueil de ses élèves.
Sorti de nulle part, dans un vacarme assourdissant, un peloton d’hommes en armes surgit, investissant allègrement le centre ville de la bourgade.

Cette irruption entraîne curieusement, une fuite en avant à travers les rues.
Anna et Sébastien se retrouvent prostrés dans l’arrière salle de la pharmacie.
A ce moment-là, ils ne se posent aucune question. Ils ne pensent qu’à échapper aux griffes des prédateurs.

Henri R…, surpris par ce mouvement de troupe et inquiet pour les membres de sa famille, ne peut se soustraire aux mailles du filet tendu par cet escadron de la mort. Ceinturé et projeté à terre, une masse humaine déferlante lui assène des coups de crosse. Perdant connaissance, il se réveille groggy à l’arrière d’un camion bâché à l’effigie de la S.S roulant en direction de Paris.
Pendant que Sébastien et Anna rampent le long des murs et escaladent les balustrades, Claire continue, imperturbable, à exposer une leçon d’éveil à ses élèves attentifs.
Peine perdue, profitant de l’attentisme de l’institutrice, la Gestapo investit l’école, se moquant de l’air ahuri des petites têtes blondes. En un quart d’heure, l’établissement est vidé de ses occupants, laissant libre cours à « l’imagination débordante » de leurs tortionnaires.
Pour nos deux jeunes fuyards épuisés par cette course folle, le temps des aveux est venu. Sébastien C…, de son vrai nom Cohen, tente d’échapper à l’occupation en dissimulant sa véritable identité derrière le patronyme « Corin ». Bourru, mais sûrement pas insensible aux avances d’Anna, l’arrivée subite des S.S a réveillé en lui son amour secret et son désir de rejoindre le maquis. Anna est comblée.
Drancy, Rivesaltes et Gurs ne désemplissent pas. A un rythme affolant, les convois bondés affluent dans les camps où un grand nombre d’arrivants sous prétexte de se rafraîchir, sont dirigés, aux dires de leurs cerbères, vers des bâtiments où ils peuvent jouir des bienfaits d’une douche salutaire ; en réalité, passage obligé vers une mort atroce.
A Drancy, Raoul S…, semble sûr de son pouvoir. Rien ni personne ne saurait le lui contester. Néanmoins, l’impensable, l’inimaginable, va bientôt le transfigurer.
Appelé par son supérieur hiérarchique tout près des baraquements réservés aux déportés les plus âgés, une scène atroce se déroule sous ses yeux. Lui, le Juif mécréant, va bientôt défaillir. Un vieil homme décharné est sur le point de succomber. Il n’a pas voulu se soumettre au bon vouloir de ses bourreaux. L’ignoble corvée de « finir le vieillard » doit revenir à Raoul. Cet homme âgé aux exhortations inaudibles parvient à émettre comme un signal d’alarme venu du plus profond de lui-même. Il fixe droit dans les yeux Raoul qui s’apprête à accomplir sa basse besogne, son revolver appliqué sur la tempe du supplicié. Mais à mesure que les secondes passent, la main mollit. Une prémonition et, plus encore, une évidence s’impose à lui. Cet homme qu’il doit immoler à une idéologie inhumaine, cet homme est son père dont il a été séparé très jeune dans des circonstances tragiques.

Sa décision est prise, il ne le tuerait pas. Incapable de se contrôler, il retourne son pistolet vers le responsable du camp et l’abat sur-le-champ. Méconnaissable, Raoul, avec l’aide de prisonniers encore vigoureux se débarrasse du corps du soldat allemand, mais au moment de porter secours à l’être cher, une détonation résonne dans le dortoir. Le vieil homme touché à mort, le temps de la révolte arrive pour Raoul. Non content d’avoir tué son supérieur, il tire sur le meurtrier de son père, se dirige vers la sortie du camp et organise une mutinerie. Le temps de rassembler quelques bonnes volontés, de confectionner des armes d’appoint, voilà notre nouveau héros à la tête de la sédition. Mais rêvons un peu : si Sobibor a résisté à force de courage et de volonté, pourquoi le soulèvement de Drancy n’aurait-il pas pu réussir ? Pourquoi Raoul S…, secondé de Henri R… à peine débarqué de son village normand n’auraient-ils pas pu mener à bien cette rébellion ?

Chers amis, au travers de ces situations et de ces personnages de fiction, il ne s’agit pas de réécrire l’Histoire, mais simplement de rendre hommage aux Justes qui ont aidé nombre de déportés à survivre et à revenir de l’enfer. Ils ont servi dans l’ombre et permis bien souvent de raviver la flamme de l’espoir et de l’envie de vivre, de survivre, d’exister.
« Qui sauve une vie, sauve l’Humanité tout entière »
(Juin 2007)
Les noms et les faits cités dans cette nouvelle ne servent que la trame de l’histoire. Tout rapprochement avec des situations ayant pu exister ne serait que fortuit.



15 Juillet 2008
© Gilles Amsalem

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